La commande

Rafael Gumucio, Chile

6 Novembre 2023

—Cela s’appelle “l’asile contre l’oppression”—m’a expliqué Liliana—L’idée, c’est que vous interviewez des chiliens qui ne font pas partie de la communauté (juive). C’est pour rendre hommage aux victimes de l´holocauste. On a pensé à toi car on savait que ça pourrait t’intéresser. Ta femme, elle est juive, n´est ce pas ? On sait que tu pourrais faire quelque chose de bien. On a même une proposition d’interviewer quelqu’un exprès pour toi.

—Bien sûr, j’adore le projet, mais il se pose un petit problème pratique. Je pars à la fin de la semaine à l’étranger. Je n’ai pas le temps de faire l’interview. 

Un silence de l’autre côté du téléphone qui se prolonge pour plusieurs secondes.

—¿Et si l’interview on te la fait nous-même?—Liliana propose

—¿Comment?

—Nous faisons l’interview, et toi tu fais le texte avec ce que nous avons enregistré sur la bande. Ce serait génial que tu écrives sur Agnès, tu vas  l’adorer, je suis sûr  que tu la comprendra mieux que personne, c’est personnage. Elle est coquette, elle a le sens de l’humour. On a besoin d’humour dans un livre comme ça.

Qu’est-ce que cela me semble? C’est une vraie folie, le fait de parler avec elle sans le faire en réalité avec elle. L’entretenir sans l’interviewer. Signer un entretien avec une personne que je n’ai pas vue et raconter l’ épisode le plus douloureux de sa vie et de la vie du XX siècle, cela n’est pas possible, normalement au niveau éthique,  mais justement pour cela j’accepte.

Comme il s’agissait d’une marchandise quelconque, Liliana me passe les bandes magnétiques dans le Malibu bistrot de New York et elle m’indique quelques références clés pour faire mieux semblant d’avoir été avec elle.

—Elle est coquine, charmeuse, espiègle, comme une fille. C’est pour cela que l’on a choisi pour toi car Agnès, elle est comme toi, elle ne prend rien aux sérieux—Liliane m’explique qu’elle a même pris les bandes dans l’appartement d’Agnès ¿ou plutôt une maison? ¿á Las Condes? ¿á Vitacura? ¿á Providencia? je devrais lui demander mais je ne pose pas la question. J’imagine tout simplement en l’écoutant un grand espace, à l’aise et propre, surchargé de bibelots. J’imagine aussi beaucoup de souvenirs, des photos, des collections infinies d’objets d’argent sur une immense table en vitre. J’imagine de la lumière sur les verres, les cristaux et les assiettes ou les poupées en porcelaine dans un placard en particulier pour eux, j’imagine finalement.

Enfin, j’imagine tout puisque je n’y ai jamais été, même si je dois faire semblant d’accomplir la commande d’être là, de connaître Agnès Bineth, de la rencontrer, d’avoir un dialogue impossible, un tête à tête qui jamais n’aura lieu. Je dois transformer cette voix que j´entends dans le minuscule appartement de la rue 24 ou j´habites avec ma femme, au 16 étage d’une tour de 20 étages, une fenêtre barrée sur  Hudson, dans un entretien tête á tête qui efface la distance d’un continent ou plutôt deux qui nous séparent. Je dois être là à travers sa voix. Combien d’échappés des camps de concentration il y a dans mon immeuble en train de regarder par la fenêtre comme les bateaux parcourent le fleuve? “Des ombres sur le Hudson”, je pense au roman de Isaac Bashevis Singer où il essaie de vivre la vie qu´il en a récupéré, l’exile, la diaspora sans fin, un groupe de juifs polonais, ucraniens ou hongrois, comme Agnès Bineth qui se prononce quelque chose un peu près comme Weber,  m’a expliqué Liliana à la fin de notre rencontre dans le Malibou Dinner.

“Elle est coquine, jolie et souriante” je me souviens de la commande de Liliana, lorsque j´écoute des petite cassettes transmettre sa voix encore prise, après cinquante ans de vivre au Chili, d’un fort accent centre européen ce qui fait qu’elle ne soit jamais certaine de ce qu´elle dira où elle se taira ou si elle commencera sa phrase en naviguant contre courant à travers les  différente langues qu’elle a vécu:  l’allemand, le hongrois, le slovaque ou un peu l’anglais.          

“Six ans slovaques, six ans hongrois” elle dit comme si c’était une blague. Á Erzek-Yvár, dans la frontière entre l’Hongrie et la Slovaquie, sans bouger on changeait de nationalités tout le six ans, on changeait de passeport mais on continuait à être juifs libéraux, pacifiques voisins qui embauchaient des nounous allemandes pour que leurs fils parlent la langue franche des juifs centre européens de ce temps: L`allemand.

“Mon papa m’achetait des choses lorsqu’il allait à Budapest, tout ce que je voulais. Parfois, je dansais en cachette pendant la nuit, mais chez moi, sans musique… et il m’a laissé patiner. On l’a grondé pour me laisser  patiner toute seule. Ces choses lá, on les faisait pas les filles juives du village”

Sa voix est une seule bougie hésitante par ses propres souvenirs, comme si il s’agissait d’un grand salon sombre dont l’on peut juste illuminer quelques coins : une fenêtre sous la neige lá bas, “les nonnes de l’école où j’étudiais malgré le fait d’être juif,” et  les institutrices, et cet employé, José, que le père d’Agnès laisser dormir dans son  propre lits quand il arrivait bourré.

Liliana doucement, car elle l’a fait beaucoup de fois avec beaucoup d´autres survivant de l´holocauste, leurs demander des dates, et qu´est-ce que s´est passé avant, après, mais sans insister, sans pousser les dates pour que cela ne parait jamais un interrogatoire. Mais Agnès veut prolonger plus les jeux, les prix et les punitions de filles pendant qu’à distance on lit dans les journaux comme Hitler monte au pouvoir en Allemagne et annexe l’Autriche, la Pologne, et la Hongrie.

“Mon père disait, Les Hongrois ne vont pas permettre ça”—répète Agnès. Et c’est la voix de son papa qu’elle imite maintenant, car les voix ne s’en souviennent pas, les voix s’imitent, les voix reviennent à ce qu’elles étaient pour incarner le passé qui est toujours présent en elle. Cela est une voix, je pense, ce sont beaucoup de couches de voix superposées, préservées en capsules de temps ce que je dois suivre. Aveugles je n’ai que la voix qui ressuscite les morts, parce que c’est ça la part de mort qui est la première à mourir, et qui est pour cela immortel. Et il y a un pont soudain dans la mécanique de la voix qui accentue les r et elle transforme les v en w et elle évite les s, qui annonce qu’un autre temps se prépare. Et il y a un espace que Liliana sait respecter pour que la voix d’ Agnès monte quand elle voudrait s’éteindre.

“Mon pauvre Papa, on l’a fait travailler jusqu’à ce que l’on á tué, mon pauvre papa. Jusqu’au moment où les Allemands ont ouvert les clôtures des camps et ils ont ordonné à tous :  “Marchez.” Et il a marché avec mon pauvre papá. Son frère le tenait par son bras, jusqu’au moment où il n’en pouvait plus et il l’a laissé tomber. On ne sait pas où il est. Mon oncle si maigre le traînait jusqu’au moment qu’il n’en pouvait plus et il l’a laissé tomber. Ainsi il est resté… Où ? On ne sait pas.”

Et la voix d’Agnès soupirait en essayant de reprendre l’haleine.

“Mais cela est après—elle refoule le souvenir d’un nuage de mouches inopportune—. Je ne veux plus vous confondre. Je ne veux pas que tout s’en fout en l’air car une chose n’a pas été mise en ordre. Tu me comprends ? D’abord, avant mon père, avant…”

Et elle s’arrête, et elle s’excuse. “Avant, il vaut mieux commencer avant…”  Et Agnès prend une gorgée de thé que l’on a servi au début de la conversation et qu’il doit être froid à ce moment-là.

“Mon père a tout fait pour nous sauver, mais moi, vraiment je n’ai pas voulu partir de chez moi. Trois fois il a essayé de nous sauver, mon père. Mon père avait un ami qui était un fils de soldat. Ce garçon voulait m’emmener comme fiancée en Slovaquie. Mon père a engagé un agent au cas où il m’arriverait quelque chose. Je me suis déguisé toute différente, j’ai mis des lunettes, une autre coiffure par le haut pour que l’on ne me reconnaisse pas. Il est arrivé le train, mais lorsque je l’ai vu, il était plein des soldats allemands et juste j’ai divisé un autre type qui n’était pas juif dans le quai et qu’il me connaissait… et tous ces soldats allemands… et j ́ai commencé á imaginer que le mec du quai m ́allait dénoncer. J’ai eu peur et j’ai dit au soldat, excusez-moi, mais je n’en peux plus, je suis désolée mais cela me fait beaucoup peur. Cela fut le premier essai.”

Et elle laisse la tasse de thé de retour à sa place. Sans la voir je vois sa main, ses cils, l’attention complète de Liliana qui veut que Agnès ne se distrait pas, qu’elle distingue l’avant et l’après, qu’elle continue avec le deuxième essai.         

“Dans le deuxième essai, mon père a envoyé mon frère chez une famille dans la forêt. Mon frère y est resté une semaine, et on l’a renvoyé, car ils en ont eu peur.  Cela fut le deuxième essai.”

Et Agnès sait déjà qu’elle devrait aller jusqu’au bout, et sa voix devient plus froide, plus monotone qu’il y a cinq minutes. C’est la voix des faits.

“Le troisième essai fut lorsque mon père a loué un camion qui allait nous emmener en Slovaquie. Il a loué un grand camion pour qu’il aille nous attendre au cimetière á moi, á ma maman, et une amie de ma maman. On était tous en attendant derrière les pierres tombales lorsque le gardien du cimetière a crié « qu’est-ce que vous faites ici ». Et il a appelé les “carabineros” et nous sommes allées en prison.”

Les “carabineros” les policiers chiliens se sont infiltrés dans cette histoire hongroise, de même que le mot “chiquillos”, c’est-à-dire le garçon en chilien. De toutes les langues dont Agnès parle, l’argot chilien, c’ est la plus caressante. Ou peut-être j’ écoute en lui ma chilienité perdue dans cette tour de 20 étages, dans le fleuve Hudson, et mon exile qui n’est pas un vrai exile, et mon immigration qui n’est pas une immigration. La langue dans laquelle on est heureux, c´est où on reste, je pense. Même si peut-être les autres restent plus longtemps. Ma grande mère a oublié d `abord l’espagnol, puis le français, après l’anglais , et puis après les chansons ou les bizarres mélodies qu’elle  chantait toute seule. 

“D’abord une semaine en prison et après ils nous ont emmené au ghetto. Sept mille juifs dans une usine en bois, je ne sais pas comment cela s’appelle en espagnol…”

—Cela n’est pas grave Agnès, ma belle, continue s’il te plait—la rassure Liliana dans l’enregistrement, parce que Liliana veut avant tout que l’enregistrement continue pour écrire avec cette voix tout ce que je ne peux pas voire, pour deviner ce que ne peux pas percevoir. 

Mes yeux, je pense, qu’est-ce que j’aurais fait avec mes yeux pour ne pas regarder les siens, si j’avais fait l’interview en direct ou presque en direct dans le salon de sa maison qui est peut être un appartement? Aurait-elle vu ma pudeur ou c’est la voix sans visage qui m’a intimidé, peut-être qu’il m’aurait sauvé d’avoir sa tête, son sourire, le contexte de sa souffrance? Je ne sais pas. Il m’arrive souvent lorsque l’interviewé va dire quelque chose de mal à l’aise, de dérangeant, de révélateur, de changer le sujet, de vouloir distraire contre la volonté de l’interviewé qui comme Agnès continue car ce qu’il doit dire, cela doit être dit.

“Là on était dans ce lieu que je ne sais pas comment il s’appelle, sans nourriture, sans lits, sans rien. On ne savait pas quand, c’était la Pesaj, le Rosh Rosh Hashaná ou l´Iom Kipur. Jusqu´au moment qu´ils nous ont emmené á toutes les personnes du ghetto dans un train, sans eau, sans nourriture, dans le train á chevaux. C’était horrible. Les gens criaient, ils se plaignaient, ils pleuraient. Ils se sont passés deux jours jusqu’à nous somme arrivés à Auschwitz. Mais comme on était ma maman et mon frère ensemble, nous nous sommes bien “encuncunar” et il ne nous est rien arrivé. On était bien habillé pour l’hiver, d’ailleurs. On avait même des gants.”

“Encuncunar”, s’encheniller qui vient de larve de papillon qu’au Chili s’appelle “cuncuna” car c’est le berceau de la chenille où celle-ci mouille ses ailes. « Crysalida », le plus poétique des mots en espagnol, l’ horrible « coocun » en anglais dont il peut aussi venir de la chenille. S’encheniller un mot qui n’existe pas mais que Liliana et moi comprenons parfaitement. Encore le chilien au milieu de toutes ces langues où le Chili n’existait pas encore. Un autre temps, non seulement cela, mais aussi une autre dimension du temps, ses corps s’assemblent un à un vers les autres chemins qui ne savent pas qu’ils s’appellent camps de concentration.

“Après deux jours sans manger, et sans eau ils nous sont descendus du train les SS. Ils nous ont amenés à une grande salle et ils nous ont dénudés à tous.  Ils nous ont déshabillés, ils nous ont ôté les bijoux, les sacs à main, les passeports, ils nous ont tout enlevé. Mon frère était avec ma mère, il avait douze ans, il n’avait pas encore son barnisba….”

Et ici sa poitrine qui cherche de l’air, des mots, qui évite de  sangloter, qui tourne en arrière comme un cheval qui trouve la terre glissante, qui cherche par instinct un autre meilleur sentier pour traverser un fleuve tumultueux.

“Empiluchar”, “dénuder” en mapudungun, je note, un autre mot chilien.

“Lorsqu’ils ont fini de nous couper les cheveux à ras, j’ai cherché ma mère et je ne l’ai pas reconnue. Personne ne se reconnaissait, on était comme d’autres personnes. À quelques-unes on les a tatouées, à moi non. Après ils nous ont mis dans un dortoir, ils nous ont mis cinq cents femmes dans la même baraque, avec un chiffon au-dessus. Des chiffons d’autres personnes. Toi, au dortoir des tchécoslovaques, ils m’ont crié, je ne sais pas pourquoi…Mais cela fut après. Cela est après, je ne veux plus vous confondre á vous…”

Et vos yeux que je ne vois pas, et sa main que je devine, et son corps en s’approchant de l’enregistreuse, en s’excusant car c’est un travail ceci, un travail que je devrais faire moi et Liliane fait pour moi. Elle et moi, conspirant à l’autre côté du temps et de l’espace pour que tout dans cette voix soit mise en ordre, tout soit cohérent dans le chapitre du livre où elle racontera pour la première fois en espagnol sa douleur allemande. Elle cherche dans sa voix ce que les souvenirs n’ont pas ni ce qu’ils ne peuvent avoir, l’ordre et la cohérence où rien ne se perd. Elle revient où elle est restée, qui est justement ou elle ne veut pas rester, la baraque de chèqueslovaque, les 500 femmes rasées, si loin de cet appartement ou une maison à Providencia ou peut-être, à Las Condes ou à Vitacura, les beaux quartiers de Santiago ci loin de New York ou on reconstruit les élément de cette horreur, de son courage, de notre solitude.

“On était tellement longtemps, au Lager. ¿Combien de temps on y a été ?

Je ne sais pas, des semaines, des mois. Il n’y avait pas de lits, on n’avait pas de quoi se couvrir. On avait peur. J’ai tellement d’histoires tellement, tellement d’ histoires que vous allez vous ennuyer. Des histoires pour cent livres. Où j’étais ? Qu’est-ce que je racontais ?”

« Le Lager, la baraque, le dortoire »—la guide avec douceur, la voix de Liliana qui a presque disparue de l’enregistrement, mais qui est tout temps là. Une jambe sur l’autre, j’imagine le tractus devancé du corps en avant vers elle, recherchant pour Agnès les mots qui traînent les souvenirs sur les rails oxydées des années, les continents suspendus à sa voix qui ne savent pas comment commencer ce qui ne finit jamais de commencer.

“Ah oui, le dortoir Tchécoslovaque… Soudain ils nous mettent cinq cent jeunes filles, je ne sais pas pourquoi, et à chaque fenêtre une fille polonaise, juive comme nous, qui était notre gardienne. Je pleurais, je pleurais et la gardienne polonaise me dit, imaginez-vous c’était ma première nuit dans un camp, je ne savais rien… “et tu te mets á pleurer, moi cela fait deux ans á Auschwitz—elle me dit fâchée, la gardienne Polonaise—j’ai tout perdu, tout, ma famille, toutes mes affaires, je ne pleure pas”…Toi, tu es faite de bois, ou  de fer  —je lui dis—Cela n ́est pas de ma faute que je suis encore un être humain. Peut-être après je vais devenir comme toi. Peut-être que je ne pleurais plus, comme toi qui ne pleure pas, mais pour l’instant je suis humaine, j’ai des sentiments, moi, et je pleure. Mais cela c’est après, je ne veux pas vous confondre …”

“C’est beaucoup, beaucoup, je ne veux plus vous embrouiller. Avant ils nous ont séparé á moi, á mon frère et à moi”

Elle soupire comme si elle devait attendre que les autres souvenirs montent en elle. La voix, seulement la voix, je ne dois pas bouger de la voix, je pense. La voix est la respiration qui la devance, la respiration qui nous sépare des morts. La voix, je décide, je ne parlerais pas de ces mains, de sa bouche, je ne jouerai pas dans mon article a l’ avoir vu. Je respecterais les conditions de la commande et je ne verrais que sa voix.

“Lá á l’entrée du camp, lá ils disaient: Toi ici, toi la bas, toi plus loin encore. Et elle arrive la gardienne allemande et elle voit mon frère embrassé avec ma mère. “ Et pourquoi cet enfant est embrassé avec toi?” dit la gardienne. C’est mon fils, dit ma mère. “Viens ici” dit la gardienne et elle arrache mon frère du cœur de ma mère et elle l’emmène à la gaz chambre.”

Et la voix de Agnés se brise complètement au moment de dire  à l’envers “gaz chambre” et elle s’arrête incapable d’éviter les sanglots. “Gaz chambre” je note pour ne pas le corriger lorsque j’éditerais le témoignage. “Cámara de gas” comme on dit en espagnol, “gaz chambre”, “gas cámara”, la confusion traduit mieux que les mots certaine douleur, certaine réalité plus réelle que la réalité qui voyage de contrebande d’une langue à autre.

“Ils m’ont pris Georgi du cœur, elle m’a dit ma maman en pleurant. Je lui ai dit, á moi aussi maman, á moi aussi me l’ont pris du cœur. Et alors, ils nous ont séparés”—elle a du mal Agnès à continuer à parler.

“Ma belle.”—Essaye de dire Liliana. Mais Agnès la surmonte. Elle continue avec une autre voix que sa propre voix, ou plutôt avec sa même voix après l’avoir perdue dans l’épuisement de soi-même. Une voix qui continue ou rien ne peut continuer, et continuer, continuer—“…donc ils nous ont séparé ma mère et moi. Á elle, ils l’ont emmené avec d’autre gens, á une autre queue et á moi avec les cinq cents femmes dans la baraque de tchèque. Toutes étaient jeunes, je ne sais pas pourquoi. »

Jusqu’à soudain, un jour elle a regardé dehors, elle n’a pas vu aucune fille debout en dehors du dortoir. Aucun soldat n’a surveillé la rue de la campagne qui est très large comme une autoroute, une Freeways comme on dit en Amérique. « Alors, j’ai ouvert la fenêtre et j’ai sauté. Dieu sait que c’est vrai, car il m’a aidé. Sans lui je n ‘aurais pas pu. J’ai sauté, donc, et j’ai couru à travers l’autoroute. J’ai couru, couru, couru… Aucun allemand, ni chien, ni personne. Jusqu’à ce que j’aie vu ma mère, je me suis vue par moi-même, debout dans la file. Je m’approchais, on ne s’est rien dit, nous restions silencieuses. Et d’un coup je commence à compter, car 25 personnes seulement pouvaient être dans la queue. Eins, Zwei, Drei…, ils commencent à compter. Et soudain ils ont dit “Comment est-il possible, ici il y a 26”. Ici seulement il doit y avoir 25.” 

Et Agnès qui ferme les yeux pour ne pas être elle le numéro 26, ou j’imagine cela, moi à milles kilomètres et semaines de distances. Je vois sans la voir qu’elle ferme les yeux de fierté et de honte en même temps  dans une maison qui est peut être un appartement á Las Condes, Vitacura ou Providencia et dans ce lieu entre  la Pologne et nulle part où il  a fini par rouler son train qu’ ils l’ont kidnappée et ils l’ont séparée des siens et elle a couru et elle a couru par l ́inexistante “Freeways” jusqu’à sa mère .

“Mais les Allemands ont pris la dernière queue et ils ont dit : toi, t’es en trop . Et ils l’ont prise. Je ne sais pas où. Je suis désolée, mais c’était elle ou moi. Personne n’a rien dit, personne ne s’en est plaint.”

Et sans oser ouvrir complètement les paupières, le soulagement de savoir qu’elle continue à faire partie de la queue.

“Ils nous ont amené à Plaszow, dans le sud, un train normal. Après ils nous ont fait marcher plusieurs heures. Mais cela n’était plus grave car on était ensemble maman et moi. On est arrivées à la campagne et ils nous ont mis à travailler. On devait emmener jusqu’au quatrième étage un fer gigantesque. Et le descendre et remonter, la journée entière. Quatre étages vers en haut, quatre étages vers en bas. Je ne sais pas pourquoi. Mais on le faisait, on devait faire cela. On remontait et on redescendait ce fer dans l’usine. On n’avait même plus de menstruation. Je ne sais pas ce qu’ils nous mettaient dans la soupe, mais aucune parmi nous n’en avait. Toutes avaient des poux. Je ne sais pas pourquoi ma mère et moi nous n’avons pas eu. Moi, ma maman, et la femme d´un avocat on était les plus disciplinées.”

La voix de l’enfant gâtée de Erzek-Yvár reprend des morceaux perdus entre une phrase et une autre. Je note cela aussi, elle rivalise toujours, elle concurrence toujours, elle danse toujours pour attirer l’attention de celle qui ne s’occupe  déjà de rien, être la 25 des 26, encore l’élue, encore choisie.

“On était comme des animaux, et ils nous ont traités comme des animaux. Ils nous réveillaient à cinq heures du matin et ils nous donnaient un morceau de pain. Ils ne nous donnaient rien de plus pendant la journée. Pendant le soir, au retour du travail ils nous donnaient une soupe trop claire, rien de viande ni des légumes, de l’eau pure. Avec beaucoup de chance une pomme de terre, rien de plus. Ma mère avait tellement de faim, une faim de fous qu’elle avait ma mère. Tellement de faim, tellement, qu’elle s’est mise dans le baril ou ils y avaient préparé la soupe pour chercher si elle trouvait quelque chose de plus. Cela m’a fait tellement de la peine, tellement, mais je n’avais pas de quoi pleurer. J’avais plus de larmes.”

Je n’avais plus de larmes. La surveillante polonaise qui l’a grondée pour pleurer á Auschwitz avait raison, les larmes ne sont pas infinies, le moment ou les larmes finissent, arrive.

“Une surveillante allemande m’apportait des pommes de terre, du poivre. Et je lui demandais en allemand. Pourquoi vous m’aimez tellement? et elle m’a répondu : “Pourquoi ? J’étais longtemps dans une maison d’une famille juive, et une des filles que je gardais elle te ressemblait beaucoup.” En moi, elle voyait la fille qu’elle gardait. Elle aimait beaucoup cette fille semble-t-il. Elle m’a sauvé la vie cette gardienne. J’étais en train de marcher dans une des rues du camp lorsqu’un prisonnier m’a donné un journal. Je ne sais pas pourquoi, peut-être pour voir s’il y avait des nouvelles, je ne sais pas, j’ai été une conne et j’ai accepté le journal et je ne l’ai pas jeté par terre. Un Allemand m’a vu et m’a demandé ce que je faisais avec ce journal et il m’a emmené à bousculades jusqu’au deuxième étage. C’était plein d’allemands, tous avec l’uniforme et des fusils. Et je pleurais, disant : “Je ne sais pas ce que le journal dit, je ne l’ai pas lu. Je n’ai rien fait.”

“Ils me disaient, tu aurais dû le jeter. On va te tuer. Ils étaient en train de préparer je ne sais pas quoi lorsque la gardienne est entrée. Qu’est-ce que tu vas faire avec la fille ? Dit-elle. Á Cette fille on ne lui fait rien, c’est la plus travailleuse d’ici, la plus propre, la plus honnête d’ici. Et c’est ainsi que je me suis sauvée.”

Un soupir. L’élue, je note une fois de plus, le charme, la coquetterie et la mort, et la peur. Le numéro 25 des 26 de la queue. Il paraît qu’elle va s’arrêter, mais elle continue.

“Ma mère m’a dit que lorsque l’on est arrivé à Auschwitz, il y avait des gens destinés à vivre et d’autres à mourir. Mais le destin de nous n’était pas de mourir. Je ne sais pas pourquoi, je ne comprends pas, c’est le destin. Je crois beaucoup au destin. Je crois beaucoup en Dieu, vous le savez. C’est cela qui m’aide, vous voyez, croire beaucoup en Dieu. Cela me sauve, sinon je ne pourrais pas.”

Liliana lui dit bien sûr qu’elle sait très bien qu’elle croit beaucoup en Dieu, chère Agnès. Elle veut la consoler, l’aider à supporter la respiration suspendue, Agnès est concentrée dans l’enregistrement, dans l’histoire, dans mon travail et le sien, que son histoire soit correctement enregistrée, transcrite, écrite.

“Une fois dans les toilettes, un des italiens, un gros qui avait été boucher en Italie, imaginez-vous, m’a donné un papier. Ils n’étaient pas juifs, je crois, je crois qu’ils étaient là pour des raisons politiques, ou quelque chose comme ça. Il était écrit en français le papier, je n’ai pas pu le lire, mais je l’ai donné à une fille qui parlait français et qu´elle me l´a lu. Il disait quelque chose du genre : J’ai tellement de peine envers toi, une petite fille si mignonne, et si souffrante. S’il te plaît ne te fâche pas si je te donne quelque chose pour manger. Ainsi tous les matins on me donnait un petit pain, quelque chose comme cela, car eux non plus n’avaient pas grande chose, mais quelque chose de plus on leur donnait. Et après une autre lettre qui disait : “ Je suis tombé amoureux de toi. Lorsqu’ on sortira en liberté, on sortira ensemble”. Mais là, ma mère a été ferme. Agnès, tu ne vas plus recevoir quelque chose de plus de lui, même si on devra mourir de faim, rien de plus de lui.”

—Coquette—m’a dit Liliane au moment de me charger du cas. —C’est une femme coquine, jolie, joyeuse—je m’en souviens. C’est cela la commande, écrire dans la douleur, sa coquetterie.

“Le lendemain je n’ai pas reçu le cadeau, et le surlendemain non plus, et non plus le jour d’après jusqu’ à ce qu’il m’ait envoyé une autre lettre. Il l’a laissé dans un trou par les toilettes, comme à l’école. Et il m’a dit dans la lettre “je sais que tu as faim et si tu ne reçois pas les cadeaux c’est à cause de ton orgueil. Je ne vais pas t’obliger à partir avec moi ou te marier avec moi. Je ne veux t’obliger à rien, mais si tu as faim tu dois tout faire pour manger.” Après cette lettre ma maman a dit : Bon ok. Je lui ai à nouveau accepté les cadeaux. Mais les autres filles se sont montrées jalouses et elles m’ont dit : nous avons toutes le droit à manger, dans la queue change de place avec Helena. Et j’ai dit oui, je ne veux rien prendre à personne, je ne veux pas avoir des ennuis avec personne.”  

“Après ça je me suis mis à la cinquième place de la queue, mais le boucher a marché vers moi et m’a donné quand même un paquet.”

Et Agnès se laisse aller avec un sourire ou un silence que j’entends comme un sourire dans le fond de la bande magnétique. Á nouveau être l’élue, que l’on te choisisse, le luxe dans la misère, l’amour et le caprice.

—Combien de temps?—demande Liliana. Combien de temps á Plaszow? Je ne sais pas, répond Agnès. Elle sait seulement qu’un jour la gardienne qui l’aimait, s’est approchée d’elle.

“Je vais te dire adieu avec un bisou. Je t’aime beaucoup, tu es une fille très bonne. Maintenant les Russes vont venir vous libérer. Je dois m´en aller car ils vont me tuer à cause de tout ce que l’on fait á vous. Ils vont nous tuer. Je te prie seulement de ne pas dire à personne ou je m’en vais. Je vous souhaite bonne chance.”

“Et ainsi, un matin, tout d’un coup, il n’y avait plus de gardiens, ni chiens, ni fusil et on est sortis tous des Lagers et tout le monde prenait ce qu’il trouvait. De la nourriture, des couvertures, des bottes, de tout. Mais ma maman s’est assise dans son dortoir et je me suis assise avec elle, toutes les deux crevant de faim, tout le reste mangeait tout ce qu’ils trouvaient, comme des fous. Qu’est-ce qu’ on fait maman ? Je lui ai dit. Il n’y a aucun moyen que l’on vole, ma mère m’a dit. Nous, on ne va pas tomber là-dedans. Et les tripes nous sonnaient.”

“Alors l’italien est arrivé et ma maman me pince le bras et elle me dit “¡Fais attention !” Mais je lui ai répondu “Comment je vais remercier tout ce qu’il a fait pour moi cet italien ?” Et ma maman a pris un pantalon qu’elle a trouvé jeté sur le lit: “Donne lui cela et remercie lui.”

“Donc je suis descendue avec le pantalon et je lui ai dit merci. Mais lui il voulait m’emmener avec lui. Il m’a fait signe avec la main, car je ne parlais pas italien et lui il ne parlait pas allemand alors on ne pouvait pas se comprendre. “Non, non,” je lui ai dit avec les mains. Non—j’imagine qu’elle fait avec sa main dans l’appartement ou la maison dans Las Condes, Vitacura, ou Providencia-. Et lui il me tenait par la main et je lui ai donné le pantalon, il ne voulait pas le recevoir, mais après il a dit que oui avec sa tête et il est parti. Ma mère du deuxième étage surveillait tout.”

Sa voix maintenant se dépêche car elle sait que l’essentiel pour le livre a été déjà dit. Ce qui vient maintenant c’est á elle et seulement á elle de dire, l’arrivée des Russes au camp et les femmes désespérées en se jetant dans leurs bras.

“Il parait que les russes eux non plus ont eu des femmes pendant longtemps. Cela fut une chose immense. Ma mère et moi on a dit, maintenant il faut s’en aller. Et on se mit à rire. On a marché jusqu’ au train. Je ne sais pas comment on est arrivé à ma ville. En demandant, en demandant, en demandant… Je ne sais pas comment j’ai fait pour réussir à avoir des chaussettes avec des pompons, et une robe qui était petite pour moi. On n’avait pas d’argent, on n’avait rien sur nous, mais on est arrivée quand même, car on avait tellement d’envie d’y retourner.”

“Et il n’y avait rien dans le village. Ni l’usine, ni les meubles, ni les chandeliers à nous. Il y avait seulement José. Le José qui avait travaillé avec mon père. Il était comme un fils pour mon père. Il n’était pas juif donc les Allemands ne lui ont rien fait. Lui en cachette il a pris toutes les machines de l’usine, et quelques meubles de la maison et il les a cachés dans le grenier de sa maison dans toutes ces années. Lorsque l’on est arrivé, il nous a tout remis. Il était bon José, il nous aimait bien. Et ma mère s’est mise son tablier bleu et elle a commencé à travailler, à travailler, à travailler pour que l’on puisse manger de nouveau.”

Et ses cheveux ont poussé—raconte se corde vocal de retour à sa voix de fille au début de la première bande il y a exactement soixante minutes—et son corps trouve des vêtements en couleurs, et le pas léger dans cette chaussure neuve et elle commence juste une relation par correspondances avec un ami de sa tante qui habite á un jour en train de chez elle. Des caisses avec des roses, et des lettres, beaucoup de lettres.

“Emile, comme il s’appelait lá, Emilo comme il s’appelle ici, était le meilleur homme qu’il soit, mon mari. Lui aussi, il était dans le camp de travail, mais pas longtemps.”

Les noces et le mariage qu’elle raconte à peine. Et Vienne, ou les affaires n’allaient pas bien et quelques membres de la famille de Emilie, que bientôt il s’appelleras Emilio, qu´on lui   raconte qu’au chili on peut gagner sa vie et avoir un famille, parce que à l’arrivée au chili Agnès attend son premier fils. Et sa mère qui ouvre à Santiago du Chili la même usine des valises et sacs à mains qui a laissé à Erzek-Yvár. Et Emil, alias Emilio, son mari devient, comme l’a été le mari d’Agnès, lá il y a tellement longtemps —leader de la communauté juive-hongroise au Chili.

Et les enfants, les jours, et le soleil. Les problèmes, les inquiétudes quotidiennes, les angoisses qui comparées aux autres angoisses qu’ils ont vécu, sont presque un cadeau.

“Emile me disait toujours qu’il avait peur de me laisser sans lui. Et je lui répondais, comment sais-tu que je vais partir en premier ? Mais c’est lui que c’est en allait au premier. Moi, enfin il parait que j’étais plus fort que lui.”

Pour la dernière fois c’est l’air de la mort aux milieux de la vie, de la vie dans la mort, tout cela révélait par sa voix qui révèle ce secret qu’elle ne voulait pas savoir et qu’elle sait : elle est plus forte, plus forte que Emile, plus forte que beaucoup qui ont eu le numéro 26 dans la queue.

Mais la vie continue. C’est cela son bonheur, et son malheur, que la vie continue et que la voix continue à raconter, sa vie, si loin, dans une autre langue, un autre continent, une autre ville, si loin que personne ni rien ne lui rappelle ce qu’elle a été. Jusqu’à soudain le fils d’un cousin se marie á Londres et la famille insiste pour que Agnès retourne á Erzek-Yvár, que je  ne retrouve nulle part dans la carte, même si á tous vitesse je navigue par Google Maps à travers les frontières entre Slovenie, Autriche, Roumanie. Une région verte et jaune sur l’écran de mons ordinateur. Le nazisme, le communisme, le nationalisme, cherchez un nom de lieu ou tout change de noms.

“On va en Hongrie, mon cousin me dit, lá, à Londres. Je t’emmène. Il a failli m’obliger.”

El ils arrivent á Erzek-Yvár, le cimetière ou une fois Agnès a attendu un camion qui lui sauverait la vie des camps et la faim que le gardien a interrompu. Agnès qui marche à travers le cimetière, lisant les noms des tombes d’avant-guerre. Grands parents, grands oncles, oncles charnels, les derniers de sa famille qui ont eu droit á un bout de sa terre mourir et d ‘ être dans cela qui a été mais que plus jamais sera leur village.

“D’avoir su que cela allait être comme cela je ne serais pas allée en Hongrie avec mon cousin.” Dit-elle. Et de retour á Santiago, et á l`espagnol, un sourire, une tasse de thé et un soupir final :

“Tellement de souffrance, tellement que je ne sais pas comment je suis vivante”.

Une autre gorgée de thé et un sourire que je ne peux pas voir mais que j’entends ou je veux entendre, j’ai besoin de l’entendre pour pouvoir finir cette commande.

Traduction: Salvador Young.