Puzzle transfrontalier I

Marion Renauld , France

15 janvier 2021

Que ça commence ici ou que ça commence là, quelque part il faut bien que ça commence quelque part. Un point fait l’affaire. Mais un point tu devines que c’est un subterfuge, d’abord parce que tu sais que c’est le croisement de deux droites, ou deux courbes qui se prolongent dans l’ignorance de leurs détours, à moins d’être une boucle, et ensuite parce que tu connais les paradoxes de Zénon sur l’infiniment grand et l’infini petit, comme quoi n’importe quoi peut être divisé et encore divisé et encore sa moitié divisée de moitié, par quoi donc un point  rond, si joli d’apparence, si simple et rassurant, n’est qu’un tas fort grossier d’indénombrables bris qui se brisent sans cesse. Les débuts nous échappent, implosion d’unité et mouvement impossible. Dans les mathématiques, jamais Achille ni aucun des coureurs les plus véloces ne peuvent rejoindre la tortue, partie avec un temps d’avance. Puisqu’à chaque fois qu’ils se retrouvent à mi-chemin, s’opère le retranchement par deux, à nouveau, inexorablement, comme si toujours au surplace nous étions condamnés sans même sûrs, en vrai, d’en avoir ne serait-ce qu’une, de place, quelque part qui n’est ni partout  ni  figée  pour  l’éternité.  Nous  fuyons   et  nous  aspirons  comme des  éponges munies de jambes, au mieux, quand elles parviennent à nous porter. Pour conjurer, nous inventons le passemuraille, enfin disons Marcel Aymé en 1941, en plein dans la guerre, un monsieur Dutilleul qui possède ce don singulier de passer à travers les murs sans effort, sans être mort, sans autre forme de procès et sans non  plus en être incommodé.

Fantastique puissance de l’imagination, surnaturel pouvoir accordé aux fantômes et l’esprit vagabond qui n’a aucun problème, ni de temps ni d’espace, qui rapproche le lointain et distancie l’auprès, présente le jadis, associe le futur au déjà maintenant, esprit qui papillonne, qui tremble et qui frémit et qui n’a de limite que perpétuellement celles d’un coeur qui bat. La fin de Dutilleul est peu réjouissante. Il perd ce don génial aussi subitement qu’il l’avait reçu, mais au pire instant, à tout jamais coincé à l’intérieur d’un mur. À tout jamais coincée empêchée, l’âme on dit, dans son corps si pesant. 

Mais l’âme n’existe pas, ni non plus Dutilleul, mais seuls les corps, les murs et nos fichues envies de les outrepasser. Et les corps et les murs qu’on croirait si solides et qui pourtant s’effritent, perdant de la poussière et des bouts de peaux sèches, perdant à chaque seconde un peu de leur allant et les murs, ça dépend, mais les corps c’est certain, se laissant pénétrer de quelque filet d’air, de vapeurs, de lumière. À tout jamais coincée au moins entre deux choses,  une  chose à tout jamais bercée, se balançant, mêlant ce qu’on prendrait pour mille milliards de fils, à tout jamais nos vies en gouttes de rosée sur la toile d’araignée, à tout jamais toute chose ébouriffée d’odeurs, de miettes et de suées et de son cortège d’ombres en traînée de comète, à jamais transitoire, poreuse et volatile. Adoncques nous allons vite en nommant chose, une chose, même s’il est évident que s’il y avait un mur entre Achille d’un côté, et la tortue de l’autre, nous n’aurions besoin ni des mathématiques, ni de Zénon d’Élée, pour conclure tout de go au tragique de chacun dans son coin et basta. Parfois franchir, ou grandir,ou juste vivre, suppose de déplacer des montagnes. Comme sortir de son coin, de sa zone de confort, sortir la tête de l’eau et ses pieds de la vase, comme ce qu’en nous on a comme au fond d’un tiroir dont on a oublié où on a mis les clés. Mais quelle idée aussi de tout fermer comme ça.

On se cloître et ensuite on cherche les issues. Heureusement qu’on construit en pensant à la porte et à quelques fenêtres, plus une ventilation dans le meilleur des cas. De penser à donner un double à ses voisins, c’est pas non plus du luxe. On fait des passerelles, des ponts et des tunnels, et des cartes, ah des cartes, qu’on pense à mettre à jour, parce que ça y va fort, le penchant bâtisseur, la tendance destructrice, les modifications de nos voies de garage, impasses et raccourcis, parce que ça déménage, nos lubies de passage et cette nécessité d’ainsi transbahuter nos sacs de chair et d’os, incessants cliquetis de tonnes de gros sabots, vrombissements de machines et courbures de l’échine, parfum de macadam et de boues, de pavés, de caoutchouc brûlé, de soleil et de pluie, de traces de nuages, parce que les oasis font comme des mirages, des lignes d’arrivée comme des horizons qui s’ouvrent et s’ouvrent encore et qui clignent harassés.

Longtemps tu as marché, tu marcheras longtemps. Marcher est une victoire, puis courir, puis sauter où ta masse est alors complètement sortie de la terre toute entière. Et sauter, mon amie, est une joie sans nom. Comme faire des ricochets, s’imaginer caillou. Tu marches sur les eaux. Franchis le Rubicon d’une parfaite innocence, franchis le mur du son, et files comme une étoile à des années-lumière des lois immémoriales de la gravitation. Après tu tombes. Tu retombes. Tu apprends à tomber.La chute fait partie du jeu. Comme les murs, de la donne. Apprends, n’hésite pas, apprends à t’y cogner, à te tromper de route, le moins souvent possible, apprends le demi-tour et reconnais les marges, abandonnant l’exploit. Demande à la tortue si tu peux reposer derrière sa carapace tes deux jambes un instant. Pour Dutilleul, ma foi, casse sans condition, apprends à réparer. Apprends des arbres, aussi, qui n’ont pour s’ébrouer chaque aube et chaque nuit, que du vent dans leurs branches arrimées aux racines, ou qui sont obligés de s’augmenter eux-mêmes pour se sentir bouger. Souffle, souffles de vie, faut-il donc s’agiter pour exister vraiment, drame du petit caillou qui roule sans liberté.

Nous somme sur le départ et nous irons partout où nous devrons aller. Paradoxalement ou complices du sol. C’est déjà incroyable qu’il soit commun à tous, que tout cela qui est, qui fut et qui sera partage un plan unique, sphérique, atmosphérique et qu’on soit en mesure, pour tout cela qui est, paf, de coïncider. De nous rentrer dedans, de nous concaves, convexes, choquer même sans nous voir, de tirer solidaires sur le même cordon pour faire tomber le pieu et de nous libérer d’entraves trop absurdes et alors de choisir les liens que nous voulons et de monter des cairns aux croisées périlleuses pour tous les voyageurs en perte de repères, cela est mirifique et pourtant quotidien par le simple constat que nous avons des ailes accrochées à nos pieds accrochés à la croûte entourant le brasier de la terre suspendue dans l’infini cosmique. Ainsi points sur un point autour d’un gros point jaune.

Puzzle transfrontalier est un poème que j’ai écrit en novembre 2020, en réponse à l’invitation de Manuela Irarrázabal pour le premier numéro de la revue Espacio Fronterizo. C’est un poème frappé à la machine à écrire, sans retouche ni brouillon, composé de 13 pièces et de 21 cailloux de diverses provenances, formant 9 textes qui se répondent les uns les autres en poursuivant des questions d’espace, de mouvement, d’apprivoisement de nos différences.  L’ensemble du puzzle s’étale sur une feuille de papier carrée de 56 centimètres de côté. Je l’ai envoyé par la Poste à Manuela dans une petite boîte bleue, joignant une sorte de mode d’emploi pour sa reconstitution. Passant de la France à l’Angleterre, il a donc déjà voyagé dans la réalité et se retrouve publié sur le site de la revue par morceaux successifs.

Vous pouvez voir la prochaine pièce du puzzle ici.

Puzzle transfrontalier is a poem I wrote in November 2020, as a reply to the invitation by Manuela Irarrázabal to participate in the first issue of the journal Espacio Fronterizo. The poem has been typewritten, without modification or rough draft, composed of 13 pieces and 21 stones from diverse origins, presenting 9 texts that match each other, in the pursuit of those questions about the space, movement, taming of our differences. The whole puzzle takes place on a squared sheet of paper 56 centimetres per side. I sent it by post to Manuela in a blue little box with some instructions on how to rebuild it. From France to England, therefore, it already travelled through reality and is now being published on the website of the journal in consecutive pieces.

You can see the next piece of the puzzle here

Puzzle transfrontalier es un poema que escribí en noviembre de 2020, en respuesta a la invitación de Manuela Irarrázabal a participar en el primer número de la revista Espacio Fronterizo. El poema fue escrito a máquina, sin modificación ni borrador, y está compuesto de 13 piezas y 21 piedras de diversa procedencia, conformando 9 textos que se corresponden entre sí persiguiendo preguntas sobre el espacio, el movimiento, y la domesticación de nuestras diferencias. El puzzle completo se extiende sobre una hoja cuadrada de 56 centímetros por lado. Lo envié a Manuela por correo postal en una pequeña caja azul con algunas instrucciones para reconstruirlo. De Francia a Inglaterra, entonces, ya a viajado por la realidad y ahora es publicado en el sitio de la revista en piezas consecutivas.

Puedes ver la siguiente pieza del puzzle aquí