LES FRONTIÈRES IRRÉGULIÈRES

Pilar Beltramí, Suisse

4 juin 2022

Elle est tentée de lâcher ses béquilles. Mais sans poésie, serait-t-elle capable de marcher au bord des crevasses ? Dans les décors somptueux du Pays des Merveilles, les trappes s’ouvrent sans crier gare : une facture par ci, un oubli par là…

La bataille est dans la rue. Les blessés attendent aux arrêts de bus. Les regards fixes sur leurs petits miroirs; ils attendent leur perfusion électrique pour oublier qu’il n’y a plus d’ailleurs. On interdit les cravates et les lacets. On confisque les ciseaux. Avec tous nos compliments d’avance ! Les plaisirs étendent leurs filets et rendent les enfants aveugles. Ils s’encoublent à chaque coin de rue et suivent les signaux lumineux dans les couloirs sans issue du labyrinthe. Les poings serrés sur des circuits fermés, ils espèrent gagner l’électrochoc le plus fort. Après tourner en rond toute une nuit (toute une vie ?), ils se défont comme des châteaux de sable, léchés par les vagues électriques. On entend le spasme de la toile dévorante. L’angoisse joue à cache-cache sur les escaliers mécaniques. Les castings sont épuisants, personne ne veut jouer le rôle de coupable et les automates n’ont pas le droit de réponse. Les scénarios se poursuivent, mais elle reste invisible, on l’oublie sur scène.

Elle ? L’Étrangère. Elle joue seule à trouver le mot juste. Elle cherche les bonnes répliques, elle attend qu’on lui adresse la parole. Mais seul lui parle le silence. Elle commence à comprendre. La poésie ? Chez elle, l’or était l’eau et le soleil la Mort. Maintenant il pleut sans arrêt. Et cette soif malgré la pluie ? La marée d’indifférence est très forte aujourd’hui. La folie remet sa couronne de reine du monde. Son ombre dévale la pente et précipite l’avalanche. La misère du luxe. La violence du luxe. La laideur du luxe. La blancheur du luxe.

Ici, chez elle, ils jouent à être morts. Dehors recommencent les cris. Il faut être heureux avant lundi.

Le Pays des Merveilles rétrécit à vue d’œil. Les marchands revendent les derniers coins sauvages, les avions déchirent les clairières des forêts, et les vieux contes s’évaporent sans bruit. Les vendanges ne suffisent plus. Ils essaient de fermer la porte, mais l’ennui est dedans. Ils essaient de fermer la bouche, mais les cris sont dedans. De fermer les yeux. Mais la peur est aussi dedans.

Les horloges ont cessé de battre, les fourmis grignotent le paradis. L’Étrangère replie sa vieille carte du pays des merveilles. L’Étrangère ouvre la porte au Déserteur. Il dit : « Je vis chez moi en étranger, je veux quitter la merveille et trouver le réel. » Elle lui parle de son enfance: « La cuisine était blanche comme une prophétie. L’homme avait marché sur la lune et couvert la terre de mines. Ma mère rêvait de mourir et ouvrait la clé du gaz naturel. » Le Déserteur se tait. On entend crépiter le silence. « Ailleurs les arbres parlent, mais pas ici. Ici, tout se tait. »

Le soir, il lit les poèmes de l’Étrangère qui s’enflamment dans ses mains. Le lendemain, elle enlève les petits drapeaux des brioches. Il désire mourir. Elle recommence ses métamorphoses et devient la Mort pour qu’il la désire aussi. Elle joue avec le feu et fait semblant de perdre la raison. « Je serai ta vie, je serai ta mort, le début et la fin de ton conte de fées, ta cage et ta liberté, ton île et ton désert, ta source et ta soif, ton aliment et ta faim. » Le Déserteur allume le foyer et brûle ses habits. Son corps est blanc, nu, ses mains semblent en marbre.

Elle secoue la tête comme pour secouer le monde. Elle devient sa lune. Le Déserteur remet ses sandales. L’Étrangère comprend qu’elle peut l’aider. Elle lui parle du sud. « Là-bas tu pourras dormir sous les arbres, oublier ton nom, hurler avec les chiens ta rage. Le Déserteur se laisse convaincre. « Je parlerai de toi dans mon voyage. De toi, l’Étrangère aux portes ouvertes, au cœur ouvert, aux mains ouvertes. De tes frontières irrégulières. De ton accent mouvant comme les marées. Je leur dirai qu’avec toi je n’étais plus un déserteur. Qu’avec toi, je me suis évadé. J’ai découpé le calendrier et vendu les horloges. Maintenant, mon foyer est partout, partout c’est mon jardin. » 

L’Étrangère reprend vie. Elle prend racine dans sa  liberté. La marée remonte pour effacer la mer. Les glaciers fondent pour embrasser les vallées. Elle ne se rappelle plus d’où elle vient. Seule face au lac (ou c’est le ciel ?) elle se promet une vie remplie de mystères, des mystères remplis de tendresse, de la tendresse remplie de joie, une joie remplie de bonté, une bonté remplie de silence. Heureuse Étrangère, fille de la terre.

Ailleurs, d’autres déserteurs et d’autres étrangères, avancent leurs mains vers les barbelés des frontières irrégulières. Non seulement dehors. Aussi dedans. Dans les yeux, dans la peau, dans le cœur. Demain, ça ne sera pas le même col, les mêmes ravins. Il y aura d’autres ponts et d’autres précipices. Des nouvelles portes s’ouvriront dans les décors vernis du Pays des Merveilles. D’autres construiront des murs, dessineront des frontières, fabriqueront des guerres. Les alchimies ratées, les monstrueuses utopies, la beauté sur la terre. Que restera-t-il de nos frontières ? De la poésie dans les pierres ?

L’Étrangère sortira de sa chambre (sa tête ?) pour revenir chez elle. Elle ne veut pas mourir au milieu du bruit. Elle ne veut pas mourir au milieu de la peur. Elle ne veut pas mourir au milieu du luxe. Au cœur de l’hiver elle reçoit un message: Viens ! L’éternité est-elle venue la chercher ? Ou c’est lui ? Endormi sous un arbre, le premier et le dernier, l’amour sera le seul. Le seul à comprendre les frontières irrégulières.