Le dessin pour passer de l'autre côté du mur

Armelle Antier , France

15 janvier 2021

Samedi 7 novembre 2020

J’ai reçu cette semaine une proposition pour écrire un article dans un magazine indépendant sur le thème de la frontière. C’est Marion Renauld, écrivain et poète, qui m’a fait cette proposition. Nous nous sommes rencontrées il y a peu de temps, alors que je visitais la résidence d’artistes Vagabondages 932 à Coulounieix-Chamiers, dans la banlieue de Périgueux. Dans son mail, elle m’écrivait que je pourrais participer parce que «  le travail que [je] fais avec les habitants de la résidence Beauséjour entre dans le thème. Les questions que [je me] pose sur la façon de franchir la barrière entre le dehors et le dedans, l’apparent et l’intime, l’inanimé des façades et l’animé des intérieurs », tout ça a un rapport avec la frontière.

En effet, mon projet de diplôme parle bien de ce sujet, de la distance étrange entre intérieur et extérieur. Ce qui m’intéresse, c’est le rapport paradoxal entre la finesse des frontières matérielles qui dessinent les contours de mon appartement, et l’immense distance psychologique, mentale et affective qui sépare le chez moi du dehors.

Dessin en coupe du bâtiment A , Résidence Beauséjour, Ivry-sur-Seine. Encre sur papier, 32 x 24 cm.

Je suis architecte d’intérieur et dessinatrice. Je m’intéresse au logement et aux manières dont nous l’habitons. Cela m’a amené à me questionner sur ma propre manière d’habiter. Quel rapport j’entretiens avec mon logement ? L’appartement dans lequel j’habite, en colocation avec deux autres personnes, me paraît agréable. D’une surface de 76m2, il nous permet d’avoir chacun une chambre, de partager une entrée, une cuisine, une salle de bain, des toilettes, ainsi qu’un grand salon. Son plan est bien conçu et donne au logement trois orientations : l’est pour une chambre, le sud pour une deuxième chambre, l’ouest pour la troisième chambre, la cuisine et le salon. On peut ainsi profiter de la lumière dorée du soir et des couleurs intenses du coucher de soleil en prenant l’apéro. Le paysage devient alors un nuancier de violets, roses, orangés.

Photographie : Elise Dosi.

La perception visuelle circonscrit mon espace de vie aux limites physiques de l’espace. Le sol, les murs et le plafond enferment un vide : mon logement. C’est un lieu de liberté, de tranquillité, d’intimité, c’est mon royaume. Cependant la perception auditive me dit autre chose. Mes oreilles perçoivent ce qu’il se passe autour :  dans  un autre appartement  une porte claque, de l’eau  coule dans  un tuyau au-dessus de moi, un objet tombe par terre dans la pièce d’à côté. Ces bruits me rappellent que je ne suis pas seule : je suis entourée d’autres habitants.

Mon cerveau peine à assimiler ces informations contradictoires. Je suis à la fois chez moi, et en même temps je sens tout ce qu’il se passe autour de moi. Cela m’affecte dans mon quotidien : c’est comme si je devais partager mon intimité avec des inconnus.

Comment concilier ces deux perceptions ?   

Comment réconcilier l’intérieur et l’extérieur ?

Comment vivre chez moi, avec d’autres ?

En octobre 2019, j’ai pris mon courage à deux mains, et j’ai décidé de sortir de mon intérieur pour explorer ce qu’il se passait de l’autre côté des murs, sous mes pieds, au-dessus de ma tête. J’utilise le mot courage, parce que j’avais peur. De quoi exactement ? De l’inconnu, de rencontrer de l’incompréhension, de l’agressivité, du mépris. D’être mal à l’aise, de ne pas savoir comment expliquer mon projet. Que les gens refusent de me parler, de m’ouvrir leurs portes. Ou au contraire, de m’engager dans des relations trop importantes avec mes voisins, de perdre mon intimité.

La frontière.

L’inconnu qui est derrière.

La peur.

Ces mots ne concernent pas qu’une situation lointaine et abstraite, les frontières d’un pays, les phénomènes de migration et de rejet dont j’entends parler à la radio. Ils me concernent personnellement, concrètement, dans ma vie quotidienne. Ils définissent ma perception des autres et de ce qui m’entoure. Pour traverser ces peurs et ces frontières, je me suis servie de l’outil avec lequel je me sentais à l’aise, le dessin.

Dessin du bâtiment B , Résidence Beauséjour, Ivry-sur-Seine. Encre sur papier, 21 x 29.5 cm. Photographie : Elise Dosi.

Je suis sortie de chez moi avec une chaise pliante pour dessiner les parties collectives de la résidence. J’ai regardé le lieu où je vis au quotidien avec un autre œil. J’ai découvert des endroits où je n’étais jamais allée. Par exemple, le palier du quatrième étage m’était inconnu, je n’étais jamais montée plus haut que le deuxième. Cela m’a procuré une sensation de familiarité mêlée d’étrangeté. L’espace est presque le même : le sol est couvert de petits carreaux de grès moucheté, les murs sont peints en vert clair, les plinthes, les encadrements et les portes sont d’un vert plus foncé. Mais la lumière n’est pas identique parce qu’on est plus haut. Les bruits ne sont pas les même parce que les habitants derrière leurs portes ont des activités différentes. Les odeurs sont elles aussi variées : les étages plus bas mélangent plus d’odeurs parce qu’il y a plus de passage, et l’air est plus froid parce que la porte d’entrée s’ouvre au dehors. Le temps long du dessin d’observation permet de sentir toutes ces particularités.

J’ai répété cette expérience quatre fois, ce qui m’a fait progressivement sortir et m’éloigner de mon logement. Je suis passé du palier du quatrième étage au hall d’entrée, puis je me suis installée devant mon bâtiment, et enfin dans une partie du jardin que je ne fréquente pas habituellement. Dessiner dans les parties communes de la résidence m’a permis d’agrandir les frontières de mon chez-moi, et d’établir un lien différent avec le territoire et ses habitants.

Fête de la Résidence Beauséjour Exposition des dessins réalisés sur le site. Septembre 2020, Ivry-sur-Seine. Photographie : Elise Dosi.

Je me suis servie des quatre dessins réalisés lors de cette première étape de travail pour les distribuer dans les cent vingt boîtes aux lettres de la résidence. C’était un moyen de créer du dialogue et de l’animation. Dans ma boîte aux lettres, les seules choses que je reçois sont des catalogues de publicité (Auchan, Carrefour, pizzerias, restaurants chinois), des informations de la ville (magazine de l’agglomération, du département, informations sur la modification de la chaussée) ou du courrier personnel. C’est donc soit commercial, soit technique, soit commandé. Comme ce n’est pas une démarche habituelle, je me demandais quelle serait la réaction des gens, et je doutais d’avoir des réponses. Au contraire, j’ai reçu des mails, des propositions à se rencontrer et à discuter. Distribuer mes dessins m’a fait surmonter la peur du jugement et du regard de l’autre.

Fête de la Résidence Beauséjour Exposition des dessins réalisés sur le site. Septembre 2020, Ivry-sur-Seine. Photographie : Elise Dosi.

J’ai été invitée par treize habitants de la résidence pour discuter de leur logement, de leurs habitudes, de leur relation avec le lieu. Tous les appartements de la résidence sont conçus selon une même grille de plans. La géométrie des espaces et la distribution des pièces est semblable à chaque étage. Toutefois chacun s’est approprié son logement d’une manière différente, en fonction de ses activités, de son mobilier, de ses goûts. J’ai découvert des modes de vie et des aménagements que je n’aurais jamais imaginés. J’ai développé une relation particulière avec les personnes chez qui je suis allée, parce que ce projet m’a aidé à mieux comprendre leur façon de vivre. Par exemple, dans ma chambre, j’entends tout ce qu’il se passe dans l’appartement d’à côté. Cela peut être agaçant quand le matin je suis réveillée par quelqu’un qui éternue, toujours à la même heure. J’ai rencontré cette personne et je suis entrée dans cet appartement en février dernier. On a passé une soirée ensemble à discuter de son logement, qui est vide de meubles et peint de toutes les couleurs. Je pense que l’absence de meubles favorise l’écho et n’aide pas à étouffer les sons qui traversent le mur qui nous sépare. Néanmoins, je respecte ce mode de vie très frugal, et cela me donne une affection plus grande et une tolérance plus développée. Rencontrer mes voisins m’a emmenée derrière les limites physiques de mon logement.

Lors de ce projet, j’ai exploré la résidence Beauséjour de l’intérieur. Cela donne un travail de relevé de ce lieu d’habitation que chaque habitant considère comme sien mais qu’il ne connaît que de son point de vue. Ce travail a levé le mystère sur les bruits que j’entendais mais que je n’identifiais pas.  J’ai mis des noms sur des personnes que je croisais mais que je ne connaissais pas. J’ai calmé mon incompréhension sur des comportements qui m’étaient étrangers. Les frontières de mon appartement se sont élargies, mon espace de vie s’est dilaté. J’ai pris conscience que je vivais dans un ensemble : pour me sentir bien à l’intérieur de mon appartement, il faut que je prenne soin de ce qu’il se passe autour.

Armelle Antier est architecte d’intérieur et dessinatrice, diplômée de l’Ecole nationale supérieure des Arts Décoratifs de Paris. Son projet de diplôme, «Je veux bien d’un monde où les architectes ne construisent plus», questionne le rôle de l’architecte en proposant des modes d’action alternatifs à la construction/déconstruction/destruction.
A travers l’étude et le relevé habité d’une résidence de logements collectifs, construite en  1960 à Ivry-sur-Seine, elle propose un mode d’investigation et d’action plus doux et plus progressif que le chantier pour améliorer la qualité de vie des habitants.

Plus d’informations sur ce projet ici.