CODES-BARRES DU PAYSAGE

Thami Benkirane, Maroc

15 mars 2024

L’une de mes dernières expositions (Galerie Mohamed El Fassi à Rabat du 13 au 28 février 2013) était intitulée : Codes-barres de la pesanteur.

À la faveur d’un voyage dans le haut Atlas marocain, cette problématique a été étendue au paysage. Là aussi, la notion de code-barres est à prendre dans un sens pluriel ou métaphorique. Mais c’est elle qui explique ma disponibilité à élire, à travers la multitude des paysages traversés, ceux qui ont résonné en moi, à ces moments-là, d’un accent particulier. Cette « affection paysagère », pour reprendre une expression mise en exergue par Pierre Sansot (1982), a eu pour objet la présence des haies arboricoles et en particulier des rideaux de peupliers dans le paysage atlasique. Au-delà de leurs fonctions multiples (de coupe ou de brise-vent, de rideaux-abris, d’indicateur des limites de la propriété, de transition entre les espaces collectifs et privatifs, du signalement des passages, des cours d’eau…), les fuseaux flexibles et élancés des peupliers, qui font jonction entre la terre et le ciel, représentent de façon singulière un motif récurrent en tant que composante verticale interstitielle qui voile et dévoile, modèle et module, sur un mode alterné ou discontinu, le paysage.

Sur un registre purement esthétique, ces arbres qui rythment l’espace confèrent une dimension abstraite au paysage entrevu. J’avoue avoir été sensible au fait que l’entrecroisement alterné entre les troncs et l’architecture en terre des habitations traditionnelles évoque le métier à tisser, la tapisserie de haute lisse, le mode d’entrecroisement des fils de chaîne et des fils de trame, le tressage, l’armature nattée, le clayonnage, la vannerie architecturale, le tissage et le charpentage, etc.

Au-delà de ces remarques, ce paysage strié, fragmenté par strates parallèles à la manière de persiennes à lames verticales peut être perçu comme une sorte de “palimpseste surchargé d’écritures multiples” (Conan Michel, 1992, p. 51) ou encore, pour user d’une comparaison nutritive ou gourmande, comme un “paysage mille-feuilles” (Lassus Bernard,1991, p. 253). 

Dans cette perspective, la haie croise la chaîne minérale des habitations traditionnelles. Ces dernières, par leurs formes, ne vont pas sans évoquer les motifs géométriques qui agrémentent le tapis berbère. Ce rapprochement entre tissage et architecture a souvent été mis en avant dans une perspective diachronique : « on admet assez généralement aujourd’hui que les premières manifestations du tissage sont à reconnaître dans les palissades grossièrement tressées des époques préhistoriques ; peut-être les clôtures de fagots et les enchevêtrements délibérés de branchages destinés à délimiter ou à protéger un espace réservé préfigurent-ils de loin les premières vanneries. ». Et un peu plus loin : « délimitation de l’espace et protection ont ainsi un agent commun originaire : l’entrelacs textile… » (Jacques Bril, 1984, pp. 15-16).

D’une manière générale, à la faveur de ces propositions photographiques, j’ai cherché à interroger la figure au/de premier plan de l’arbre dans les étendues spatiales transformées par la main de l’homme. A son échelle et à travers l’association du cultural et du culturel, le rideau de peupliers participe à l’identité visuelle de nos paysages de l’Atlas. 

Références bibliographiques

Bril Jacques (1984), Origines et symbolisme des productions textiles. De la toile et du fil, éditions Clancier-Guenaud, Bibliothèque des signes. 

Roger Alain (1997), Court traité du paysage, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Sciences Humaines ». 

Lassus Bernard (1991), “Pour une poétique du paysage. Théorie des failles”, in Maîtres et protecteurs de la nature, Roger Alain et Guery François (dir.), Champ Vallon. 

Sansot Pierre ajouter une espace (1982), « L’affection paysagère », in Mort du paysage ? Philosophie et esthétique du paysage, actes de colloque, collection milieux, Champ Vallon éd.