Au fil de l'??il
Jean-François Magre, France
19 septembre 2023
Dans le Bourbonnais, région historique du centre de la France, certaines localités possèdent un quartier nommé vieux bourg. Il s’agit le plus souvent de leur première expression, du village originel constitué d’un carrefour de quatre chemins au milieu duquel trône une église.
Mon grand-oncle et sa femme vivaient au vieux bourg de Commentry (Allier), plus précisément rue Edouard Garmy, la voie qui le reliait justement au centre-ville. Elle aboutissait rue Jean-Jacques Rousseau, en face de l’énorme usine métallurgique Erasteel, juste avant l’enfilade de corons qui mènent à la place du 14 juillet, les mines de charbon ayant été l’autre grand pôle économique de la ville. Mon grand-oncle, lui, vendait et réparait des télévisions. Son atelier se situait au fond du jardin, entre la rue et une petite rivière au nom prédestiné, l’Oeil. Sa boutique était sur la place du 14 juillet, la grande place, la rue Edouard Garmy épousait donc ses trajets pendulaires. Mon dernier séjour chez eux remonte à l’été 1991. Ils sont morts quelques années plus tard.
Il y a quelques années, j’eus l’envie de revenir au vieux bourg grâce aux services de cartographie en ligne et de navigation virtuelle. Je retrouvai bien la rue Edouard Garmy, rien n’avait changé, pas de nouvelles constructions, les maisons que j’avais connues déjà abandonnées l’étaient encore. Mais un détail important me surpris. Une centaine de mètre après la maison de mon grand-oncle, où rue et rivière cheminent côte à côte, une rocade coupait littéralement la rue requalifiée en impasse. Seul le piéton pouvait emprunter un étroit passage sous cette nouvelle route. Exempte d’habitation depuis toujours, cette seconde partie était reléguée à l’écart de la circulation. Très vite, mon exploration fut à nouveau arrêtée, la rue s’ensauvageait encore un peu plus et un portail rouillé la barrait, toute une portion était rendue à une friche, du moins à ce que je pouvais en déduire par la vue aérienne. En suivant le tracé, je rejoignis la troisième partie, après un carrefour, que de modestes maisons recommençaient à border jusqu’à la jonction avec la rue Jean-Jacques Rousseau. Ce démembrement de la rue mettait non seulement à mal son intégrité, malgré la continuité du nom, mais traduisait aussi la réfutation de son caractère de lien ancestral entre le village originel et le cœur de ville, comme si un cordon ombilical devait être coupé, en petits morceaux. Elle marquait surtout le déplacement des voies de circulation, leur éloignement des circuits de la mémoire.
Un ultime détail me décida à me rendre sur place pour entreprendre un travail qui pourrait traduire physiquement cet espace mental frontière, le nom de la rivière Oeil était affiché ??il, comme si quelque chose se dérobait à la transcription et faisait achopper le système.
Je décidai d’utiliser un appareil photographique argentique Lubitel 2 pour que les contraintes de réglages instituent une sorte de rituel mais aussi pour que le support, la pellicule, m’échappe et effectue un voyage passant par d’autres étapes (développement, tirage, scan), traversant des milieux (obscurité, bains) et consommant du temps, elle devait éprouver une distance analogue à mon expérience. Tout le contraire de l’immédiateté et de la fidélité du numérique. Le projet était simple. La pellicule 120 proposant 12 prises de vue, j’en effectuai 3 par tronçon de la rue Edouard Garmy pour baliser une sorte de parcours démarrant de la ville pour se terminer à la maison de mon grand-oncle. Il me fallait faire interférer en amorce du cadre un objet artificiel, d’une autre échelle, signifiant le chevauchement entre le souvenir et l’actualité de la topographie, l’intrusion d’une autre temporalité ancrée dans l’enfance. J’avais justement collecté sur une longue période des éléments de jouets ou de jeux de construction miniatures trouvés sur les trottoirs tels un pan de mur, une barrière, un arbre, un tas de pierre, une charpente.
Après dépôt chez mon photographe et une période d’une semaine, je découvris enfin les tirages. Le moins que je puisse dire est que je fus surpris, perplexe voire déçu dans un premier temps. Sans doute un accident ou une mauvaise conservation de la pellicule en amont provoqua l’apparition de traînées ectoplasmiques dignes d’une scotographie ! Mais n’était-ce pas justement là les traces de son voyage… Jacques Derrida disait que « la trace n’étant pas une présence mais le simulacre d’une présence qui se disloque, se déplace, se renvoie, n’a proprement pas lieu, l’effacement appartient à sa structure. » Dans le cas de mes tirages, ces traces témoignent d’un processus qui m’a effectivement échappé, mais au lieu de comporter cet effacement indissociable de leur structure, elles matérialisent la lisière, la frontière, entre les éléments hétéroclites composant l’image et en assurent en même temps la cohérence. Une documentation s’est ainsi constituée, au fil d’un autre œil, d’un œil autre, d’un ??il.